Assise par terre, les traits tirés, le teint pâle et les yeux cernés par une longue maladie, Lina Ben M’henni, cyber-activiste et célèbre blogueuse, a dénoncé le manque de médicaments dans les hôpitaux comme dans les officines, sur une vidéo postée, récemment, sur les réseaux sociaux.
Elle avait poussé ce cri de détresse le jour des funérailles de la militante et femme politique, Maya Jribi, (4ème jour du Ramadan) auxquelles elle a tenu à assister malgré ses propres souffrances.
Dans une déclaration à la TAP, Lina s’est, de nouveau, insurgé contre les souffrances endurées par un grand nombre de malades dont la douleur est accentuée par le manque fréquent de médicaments.
La blogueuse, qui semble être forte devant sa maladie, devient faible devant la souffrance de patients fragiles, démunis, affaiblis, qui peinent à trouver un remède à leurs maux. “Aujourd’hui, ma bataille, c’est ma santé et la santé publique en Tunisie”.
” Ce qui me touche le plus, c’est que le manque de médicaments peut affecter sérieusement la santé de certains malades et entrainer le décès “, explique-t-elle, émue. Plus de cinquante médicaments vitaux sont touchés par l’actuelle pénurie, selon la blogueuse.
Lina est souvent vue comme ” la voix de la révolte tunisienne “. Son blog a atteint une renommée mondiale pendant la révolution tunisienne. Auparavant, il a été interdit et censuré par le régime de Ben Ali.
Lina peine à trouver les médicaments, et les autres ?
” Mes maux ne se calment pas “, déplore Zohra, une sexagénaire, en colère. ” C’est la 5ème pharmacie dans laquelle je me rends. Mais toujours la même réponse : ce médicament n’existe pas. Je ne sais pas où donner de la tête”.
La pharmacienne, de son côté, ne sait pas quoi faire et ne cache pas ses préoccupations : ” on est lassé de répéter la même phrase ” ce médicament n’existe pas “.
” On envoie des listes de médicaments à la pharmacie centrale, mais notre demande reste toujours en attente. Le pire c’est que pour certains médicaments, même le générique manque “, a-t-elle regretté.
Des vies gâchées faute de médicaments
Cette scène qui se répète dans la plupart des pharmacies, se reproduit aussi dans les hôpitaux publics.
Devant un grand hôpital public de Tunis, Hanène, venue de Thala (gouvernorat de Kasserine), a parcouru plus d’une centaine de kilomètres pour soigner sa tumeur cancéreuse.
” Pas de médicaments. On m’a donnée un autre rendez-vous pour le mois prochain. Mais ma tumeur va-t-elle ” patienter ” ? “, se lamente-t-elle.
Elle tente de se consoler en se rappelant des cas plus dramatiques que le sien tel que celui de Sirine, un bébé d’un an et demi, orpheline et hospitalisée depuis des mois. Sa santé se dégrade de jour en jour, ” faute de médicaments”, regrette-t-elle.
(A suivre…)
Pourquoi une telle pénurie ?
Les syndicalistes des officines et de la pharmacie centrale ne cessent de tirer la sonnette d’alarme, voire de lancer un cri de détresse. Ils alertent sur le fait que le stock stratégique de médicaments est en baisse constante.
” Il y a pénurie de médicaments en Tunisie, qu’on l’admette ou non “, confirme le docteur Maha Hachicha, secrétaire générale-adjointe du Syndicat tunisien des médecins libéraux (STML) et membre de l’association tunisienne de la médecine de famille. ” Nous ne voulons pas nous contenter seulement de médicaments génériques. Nous voulons des solutions radicales “, insiste-t-elle.
Et d’ajouter “La situation est grave, même les médicaments vitaux manquent, comme l’insuline “, dit-elle. Derrière cette situation, elle cite plusieurs facteurs : surendettement de la pharmacie centrale, contrebande et vol de médicaments, corruption, plusieurs dépassements, mauvaise gestion …
Il s’agit d’un cercle vicieux qui a engendré cette situation, selon la syndicaliste. ” Certains fournisseurs (laboratoires de médicaments étrangers) refusent de poursuivre la distribution de médicaments, car la pharmacie centrale, dont le surendettement dépasse les 400 millions de dinars ne parvient pas à les rembourser”, explique-t-elle.
Ce surendettement est dû au non-remboursement de cette institution par la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM) et par les établissements hospitaliers, précise-t-elle. Ces dettes s’élèvent à 820 millions de dinars, d’après Chiheb Ben Rayana, responsable du suivi des entreprises publiques relevant du ministère de la santé.
La mauvaise gestion de la CNAM, de la pharmacie centrale et des hôpitaux, accentue encore cette défaillance.
Un débat national entre toutes les parties concernées, pour une réforme du système médical, pourrait résoudre certains problèmes, suggère-t-elle.
Le vol de médicaments figure, aussi, parmi les causes de cette pénurie, confirme Mohamed Bououn, membre de l’association tunisienne des pharmaciens libres (ATPL), dénonçant l’affaire de vol dans l’hôpital régional de Siliana.
De telles transgressions sont dues à la faiblesse de la législation régissant le secteur. Les lois dans ce cadre n’ont pas été amendées depuis des dizaines d’années, précise t-il.
L’absence de pharmaciens en tant que superviseurs notamment, dans les hôpitaux publics et au niveau des circuits de distribution des médicaments, figure aussi derrière cette situation de pénurie, souligne t-il. Cependant, le pharmacien, lui-même n’est pas défendu par la loi en cas de vol dans son service. Son statut ne cesse de reculer, déplore t-il.
Bououn regrette qu’”environ 2000 jeunes pharmaciens n’ont pas trouvé d’emploi “. Il propose la création d’un poste de pharmacien clinicien dans les hôpitaux publics pour assurer le contrôle, contre la corruption et le vol.
Pénurie ou manque ?
Du côté des responsables de la santé, il n’ ya pas de pénurie, mais plutôt un manque conjoncturel de certains médicaments.
La directrice générale de la santé en Tunisie, Nabiha Boursalli estime que le mot ” pénurie ” fait peur, préférant l’expression ” manque de certains médicaments “. Et les solutions au niveau du ministère de la santé ne manquent pas pour réduire ce ” petit ” manque, selon elle.
Boursalli se félicite de la mise en place de deux mécanismes, une instance nationale des médicaments et des dispositifs médicaux pour aider l’industrie pharmaceutique, et un observatoire pour le suivi des médicaments manquants et le renforcement des moyens de contrôle.
Côté vol des médicaments, plusieurs programmes seront mis en place afin d’y faire face. Le vol des médicaments n’est pas un phénomène généralisé dans nos hôpitaux, rassure-t-elle.
L’informatisation du système de santé figure parmi les solutions envisagées. Un projet baptisé e-santé est en cours d’installation, souligne-t-elle. De même, le passage vers le générique s’avère une bonne solution, selon la responsable.
La directrice de la pharmacie et des médicaments au ministère de la santé, Dr. Iness Fradi estime, de son côté, que le problème du manque de médicament est un phénomène ” mondial qui peut toucher tous les pays “.
” Quelque 35 médicaments sont touchés par ce manque, sans enregistrement d’absence de produits vitaux”, d’après Chiheb Ben Rayana, responsable du suivi des entreprises publiques relevant du ministère de la santé.
“La situation actuelle est ordinaire. Le stock stratégique de médicaments est dans les normes. Le problème réside peut être en Tunisie au niveau des médicaments du cancer car ils sont très chers”, assure t-il.
” Des réunions interministérielles sont en cours autour de plusieurs problèmes dont les dettes et le manque des médicaments “explique-t-il.
Des représentants de laboratoires étrangers ont rencontré le ministre de la santé qui les a rassurés sur le prochain paiement des impayés. Ce qui devrait régler la crise, se félicite t-il.
Pourtant, Lina, Sirine, Hanène, Zohra et une très longue liste de malades sont toujours en attente d’un remède pour apaiser leurs maux et soigner leurs blessures.