C’est un petit bout de femme extraordinaire qu’est Inès, plus connue sous son nom de scène Missy Ness. D’origine tunisienne, vivant entre la France et la Tunisie, Missy Ness est animée par le désir de partage. Ses yeux s’illuminent quand elle évoque une musique qu’elle aime. C’est donc très naturellement mais non sans acharnement qu’elle a choisi le DJing pour transmettre son amour et ses émotions. Elle est la première femme tunisienne à avoir pris les platines ici !
Comment avez vous découvert votre passion ?
Missy Ness: Durant mon enfance, mon grand frère écoutait du Hip-Hop et du Funk. Il ramenait toujours des nouvelles cassettes à la maison. Il écoutait beaucoup de mixtapes de DJs comme Cut Killer ou Poska. D’ailleurs, il refusait de me les prêter, mais quand il s’absentait, j’allais dans sa chambre en douce et j’en profitais pour les copier en douce ! Vers douze ou treize ans, un ami à lui, Dj Lolo de By Night, est venu mixer à la maison. Moi je n’assumais pas mon envie d’être DJ et quand j’ai rencontré Lolo ça m’a donné l’élan de conviction qu’il me manquait ! Il était très orienté house et c’est comme ça que j’ai rencontré la musique électronique. J’ai éduqué mon oreille à ces rythmiques et ces mélodies qui peuvent mener à une sorte de transe, d’hystérie. Et petit à petit, j’ai ouvert ma curiosité à toute la musique et j’ai vraiment commencé à la vivre et plus seulement à l’écouter. C’est la période où j’ai commencé à suivre des potes en soirées. On était super motivés, on sortait beaucoup ! J’allais surtout en soirée Hip-Hop et Drum n Bass. A Paris, on a la chance d’avoir le choix, du coup y avait toujours un truc à faire. Souvent on allait en sound-system écouter du Reggae/Dancehall. J’ai découvert une culture à contre-courant en pleine effervescence. Ce qui m’a le plus marqué, c’est de vivre tout ça d’une manière très intense. En sound-system et free party, les gens ne regardent plus, ils ne se jugent pas. Ils communient ensemble et il n’y a pas tout l’aspect « m’as-tu-vu ». C’est exactement ce que j’ai envie de communiquer par le mix : ces moments où la musique valorise ce qui nous rassemble et efface ce qui nous désunit. Ma première soirée Drum n Bass, je l’ai vécue comme une illumination mystique! « Mais d’où vient cette musique ? Mais pourquoi je ne découvre ça que maintenant ? Mais pourquoi j’ai l’impression que ça fait partie de moi alors que j’entends ça pour la première fois ? »(rires aux éclats).
Un souvenir sur vos premiers pas ?
Missy Ness : A quatorze, quinze ans je ne possédais pas encore de platines à la maison. J’achetais déjà des disques et la frustration de ne pas pratiquer régulièrement commençait à devenir insupportable (rires) ! Donc, à l’époque je suis allée dans un bar le « Jungle » à Paris, et j’ai proposé de mixer quelques soirs dans la semaine. La première fois où j’ai réussi à caler deux morceaux ensemble, c’était dans ce bar (qui n’existe plus). Je me souviens des larmes qui me sont montées aux yeux quand je me suis dit : « Ok, la ça va commencer à être vraiment sérieux… » Je me suis enfin sentie Dj. J’ai continué à travailler le mix de manière très sérieuse, toujours aujourd’hui d’ailleurs. En fait, je m’acharne à donner du sens au set entier et ce n’est pas toujours facile. Parfois l’échange avec le public ne passe pas et c’est une situation assez difficile à vivre pour moi : la mission n’a pas été remplie. Mais je n’ai pas envie de tomber dans le piège de jouer des morceaux consensuels et manifestement efficaces, je trouve qu’au-delà de céder à la facilité, c’est un peu se moquer du public. Je préfère le vivre comme un défi même si ça ne porte pas toujours ses fruits. Un set raté, c’est de longs jours de remise en question qui suivent mais c’est aussi une très grande envie de comprendre ce qui n’a pas fonctionné pour progresser. Pour moi, une soirée, c’est du bonheur et c’est un voyage aussi. Je refuse d’être un tourne-disque ou un juke-box !
Et le mix en Tunisie ?
Missy Ness: La musique dont je me sens proche, celle que je défends, est toujours très liée à un esprit revendicatif, rebelle même. Je voulais rencontrer les acteurs de la musique en Tunisie, dont je partage les valeurs et idéaux, ceux qui refusent de se plier au régime. En 2006, à mes 19 ans, j’ai fait mes bagages, et j’ai décidé de prendre un aller simple vers la Tunisie. Pour l’anecdote, dans le taxi entre chez moi et l’aéroport, il y avait un reportage sur des musiciens engagés en Tunisie. Ahmed Nouri, chanteur du groupe Klandestina y était interviewé… Pour moi c’était comme « un signe » que ma quête était orientée sur le bon chemin.
D’ailleurs, quelques jours après mon arrivée, j’ai croisé un ami qui était impliqué dans l’organisation d’un festival : « Courants alternatifs – Cultures alternatives ». J’y ai rencontré de nombreux activistes lors des réunions de préparation. J’étais en complète admiration devant ces jeunes qui protestent avec subtilité et qui refusent catégoriquement de rentrer dans une logique où ils subissent le système et ce bien avant la révolution. Ces personnes ne créent et ne défendent que la musique en laquelle ils croient et je n’aurai jamais assez de ma vie pour les féliciter et leur rendre hommage. C’est aussi là que j’ai croisé le chemin de Zied Meddeb Hamrouni (Shinigami San).
Il m’a proposé de prendre part à son projet de création d’un collectif « Electro Party » qui était antérieur à World Full Of Bass, les prémices en quelque sorte, et nous avons commencé les soirées au Bœuf sur le Toit. L’objectif était de proposer des soirées où nous jouerions les musiques qui nous sont chères tout en restant orientés dance-floor.
Je me souviendrais toujours de la première édition, où SKNDR à tellement monté la pression qu’il a fait sauté le générateur électrique de tout le quartier avoisinant le Bœuf. Mémorable ! Malgré la coupure, le public est resté attendre le retour du son et la salle a réellement commencé à se vider après une heure sans musique. J’étais vraiment frustrée car je devais jouer après lui ! Mais ce souvenir est impérissable en moi : on était tous d’accord sur le fait que ce début était plus qu’encourageant et cette coupure de courant n’a fait que nous sur-motiver pour l’édition suivante où on a frôlé l’hystérie collective !
Par la suite, l’aventure s’est poursuivie avec la participation au FEST, c’était pour la première édition qui, à l’époque, s’appelait « Eckos Elecktriks ». Ce fut un moment très fort et une preuve de reconnaissance de la part des programmateurs et du public tunisien. Zied et Mohsen Ben Cheikh (Molsen) ont joué un live ensemble, leur formation s’appelait « E ». SKNDR et moi avons également joué un soir chacun, lui en live et moi en Dj set. D’être programmés ensemble, sur un festival qui colle à ce que nous défendions c’était un moment très fort dans ma vie. Car pour : moi, et pour les autres aussi je pense, il n’était pas seulement question de musique. On était en train de dire : « On aime des choses qui n’ont pas encore un réel espace d’expression en Tunisie. On n’est pas les seuls. On veut exister et on veut que la musique et la culture que l’on aime existe aussi». Et le FEST n’était pas notre initiative, une tierce personne a exprimé de la reconnaissance envers notre musique et aussi envers notre motivation.
De plus, l’Acropolium est un endroit qui m’est symbolique car c’est à Carthage que mes parents se sont rencontrés et mariés. Je vois la cathédrale depuis le toit de la maison au Kram.
Quelle est ta place dans la scène musicale tunisienne ?
Missy Ness: Il y a 7 ans, ont m’avait proposé de mixer dans des boîtes de nuit à Hammamet, Sousse, Djerba, mais j’ai très vite arrêté car ce n’était pas du tout dans mon état d’esprit. C’était même une question d’éthique pour moi, parce que je n’étais pas en train de défendre la culture en laquelle je crois. Cette expérience m’a appris que je suis incapable de communiquer un sentiment superficiel, qui n’existe pas en moi. Je suis d’ailleurs contente d’être passée par-là car mes convictions musicales se sont précisées, et faute de savoir exactement ce que je voulais, j’ai su exactement ce que je ne voulais pas. Aujourd’hui, quand je mixe, particulièrement en Tunisie, j’éprouve un plaisir fou. J’ai la chance de jouer avec et pour des gens qui savent ce qu’ils viennent écouter et qui ont un réel désir de faire la fête et non pas de s’exhiber autour de table hors de prix. Les soirées organisées par WFOB ou par le FRD Krew sont l’incarnation de ce que j’aime : des sourires, des rigolades, de la bonne humeur, un peu de second degré dans l’attitude et surtout de la musique avec un grand M et des oreilles à la fois ouvertes, curieuses et exigeantes. Il se passe toujours quelque chose, comme un petit plus quand je mixe en Tunisie…
Qu’est-ce qui influence ta pratique musicale?
Missy Ness: La ville, l’urbanité, son lot de vibrations, de rapidité, de stress, de rencontres, de lumière et de bruit, les inégalités qu’elle engendre, la soif de liberté.
Musicalement, ça se concrétise en moi avec le Rap, la culture Hip-Hop ou le Reggae. Et la Bass Music bien sûr: Drum n Bass, Jungle, Break Beat, UK, etc. Mais ça ne m’empêche pas, bien au contraire, de vibrer a l’écoute du Jazz, du Rock ou du Trip-hop. J’aime Om Kalthoum et les vibrations qu’elle dégage. La Soul music me transcende littéralement. Un DJ comme le brésilien Marky peut provoquer en moi larmes et fous rires. Je suis super ouverte à la musique tant qu’elle touche quelque chose en moi… Aucune limite de style en réalité et bien que j’affectionne profondément certains artistes comme Lauryn Hill, Ben Harper, Oxmo Puccino ou Roni Size, j’essaie de ne pas me laisser conditionner et fais l’effort d’écouter les morceaux en essayant de ne pas m’intéresser au qui à fait quoi. Il reste tout de même certains « producteurs », je ne peux pas parler d’artistes, qui n’ont pas le droit de pénétrer mes oreilles. J’estime qu’il y a des domaines où on peut se permettre d’être intolérant (rires) !
Pourquoi y a-t-il peu de filles DJ ?
Missy Ness: C’est un phénomène mondial, ce n’est pas propre à la Tunisie. Mais la musique électro a permis aux filles de s’y mettre et d’exprimer leur envie. D’ailleurs en Tunisie, je ne suis plus la seule, des filles comme DNA, qui est aussi membre de World Full Of Bass on eu le courage de s’y mettre (rires) ! De toute façon, le milieu est dur. De plus en plus de personnes se mettent au DJing, la démocratisation de la musique a favorisé cet essor. Il reste clair que décider de mixer en Tunisie quand on est une femme peut être une difficulté supplémentaire et c’est pour cela que je parle de courage ! Mais le courage ne suffit pas, la musique prime. Le fameux « C’est pas mal pour une fille », ne veut rien dire pour moi. Il n’y a pas d’évaluation à deux vitesses possible. Moi, je garde un côté « Old School », avec ma collection de vinyles que je connais par cœur, chaque morceau, chaque variation, je crois que je n’en aurai jamais assez ! Avant tout, mon argent passait dans l’achat de disques et mon dos subit encore le poids des vinyles qui m’ont suivi dans mes périples (rires)!
Quels sont tes projets futurs ?
Missy Ness: J’ai fait une école d’ingénieur du son après le Bac. Je rentre en studio pour enregistrer et mixer une compilation qui regroupe des talents musicaux féminins implantés dans le 18ème arrondissement de Paris. Une série de concerts suivra. Le but étant de les valoriser et de leur permettre d’avoir une idée de ce qu’est la pratique musicale à un niveau professionnel.
A part ce projet, je me penche moi-même sur la création musicale. Je passe du temps dans mon propre petit studio. J’ai commencé récemment car je ne veux pas produire de la musique juste pour être productrice. J’estime que c’est une question de désir. Beaucoup se mettent à la production car ils trouvent que c’est indissociable du Djing. Je ne vois pas les choses de cette manière. Je me suis mise à produire car j’ai des idées et des choses à exprimer et sûrement pas pour augmenter ma crédibilité de Dj. Ce n’est pas le même métier et on peut tout à fait exceller dans l’un et ne pas être bon dans l’autre.
Et bien sûr, des soirées de prévues à Paris et à Tunis. Je ne peux pas m’éloigner de la Tunisie trop longtemps !
Le mot de la fin ?
Missy Ness : Merci à toi de porter la lumière sur des musiques et une culture qui sortent des sentiers battus en Tunisie. Ca donne beaucoup d’espoir quant au rôle des médias et des journalistes.
Dédicace mon collectif, World Full Of Bass, ainsi qu’au FRD Krew et à Break Ya Neck qui proposent des évènements et de la musique de qualité !
Tant qu’il y a de la musique, il y a de l’espoir…
Farah B.