Heureusement les jours se suivent et ne se ressemblent pas… après les problèmes d’organisation, après le film de Nouri Bouzid annulé pour cause de « code périmé » (ou de litige entre les producteurs sur les droits du film?), j’ai pu enfin voir un film digne d’un grand festival comme Carthage.
Nabil Ayouche, en rendant hommage au public de Carthage et au peuple tunisien, en leur exprimant sa reconnaissance et en leur parlant des espoirs que la Tunisie a suscité et qu’elle continue de susciter au-delà des frontières, en nous demandant de continuer la résistance contre les dictatures, en osant dire le nom de celle qui aujourd’hui a remplacé 23 ans de Benalisme et en invitant tous les cinéastes, tous les artistes, tous les citoyens à lutter… en quelques phrases donc, cet homme a montré qu’il en avait…du courage, de l’audace, de la répartie. Il a ainsi, sans le vouloir, pointé du doigt ce qui se dessine déjà à travers la programmation des films tunisiens, à savoir une absence de critique du salafisme montant au profit d’une glorification nationale d’images vues et revues, avec un goût de réchauffé.
Mais revenons au film. S’inspirant librement du livre « Les étoiles de Sidi Moumen » de Mahi Binebine et faisant référence à la série d’attentats qui ont eu lieu en 2003 à Casablanca, le film raconte comment deux gamins des bidonvilles deviennent les bras armés d’un islamisme radical. La vie de deux frères nés dans ces bidonvilles de Sidi Moumen, Yachine et Hamid, illustre un parcours, certes classique désormais, mais très bien décortiqué ici, de la pauvreté au terrorisme. Le réalisateur suit ses personnages de leur petite enfance jusqu’à leur embrigadement.
On peut peut-être reprocher à Nabil Ayouche une certaine esthétisation de la pauvreté mais en revanche on ne peut que louer l’écueil évité du pathos outrancier. C’est vrai, les images sont belles et parfois grandiloquentes, les mouvements de caméra amples, mais pourquoi devrait-on, parce qu’on filme la misère avoir des images étriquées. Même si les plans sont dynamiques, l’auteur inscrit le film dans la durée, ce qui nous permet, malgré les ellipses de temps, de comprendre le cheminement, la psychologie des personnages.
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Le cocktail explosif de départ est là dans ses moindres détails : la pauvreté, l’ignorance, la violence, la misère sexuelle, les paradis artificiels, les trafics, l’absence d’avenir, même amoureux…quelques détails affirment une lucidité sans complaisance, le silence complice d’une mère qui accepte des cadeaux d’un enfant de treize ans en fermant les yeux sur leur provenance, la violence des enfants entre eux dès leur plus jeune âge où chacun doit montrer que seul la loi du plus fort prévaut…dur constat, mais moins attendu que la coercition d’un adulte sur un enfant.
Hamid joue les caïds, Yachine le petit frère n’a pas son mot à dire et accumule les frustrations…l’histoire aborde aussi les rivalités au sein même d’une fratrie. Lorsque quelques années plus tard Hamid est incarcéré pour deux ans, Yachine tente d’assumer sa famille tant bien que mal et de trouver dans les yeux de sa mère, la même reconnaissance que celle vouée au frère ainé. Si le scénario est focalisé sur ce duo principal, remarquable d’autant que joué par des comédiens non professionnels issus des bidonvilles, Nabil Ayouche glisse avec subtilité dans le cadre des détails qui indiquent pourtant que les temps changent…l’éviction du quartier d’une femme légère, le volume de l’adhène (l’appel à la prière) qui augmente, une silhouette en niqab qui passe, la prière dans la rue…
Deux ans de prison et la récupération par les islamistes de cette population facilement malléable a fait son œuvre, Hamid sort complètement changé. Là, encore assez subtilement, l’image, la lumière, le rythme change… sans tomber dans la lenteur, le climat est calme, la tension montante, l’ambiance assombrie… Nabil Ayouche prend le temps de nous montrer comment cette gangrène contamine les quartiers et gagne ses recrues, comment elle arrive à convaincre même les plus récalcitrants, en jouant sur tous les tableaux : la famille, son éloignement et sa prise en charge à la fois, le travail, la flatterie, l’apport enfin d’un rêve et d’une identité.
En nous épargnant cependant de fastidieux prêches inutiles, il mène ses protagonistes à l’issue fatale, n’occultant pas pour autant les doutes et les reculs. Même si, malgré toutes ces qualités, on peut déplorer une fin attendue, «Les chevaux de dieu» est un excellent film à voir, vraiment.
Florence Pescher